L’auteur de la “Saga de Grosse patate” parraine la prochaine édition de la fête des écritures théâtrales jeunesse
Comédien et auteur, dont les oeuvres sont publiées aux Éditions théâtrales (collection Théâtrales jeunesse), Dominique Richard écrit pour le jeune public depuis 1998. Il a, en particulier, été associé au Collectif Râ (Joué-lèsTours), et au Théâtre Jean Vilar (Vitry sur Seine).
En 2017, “Les Discours de Rosemarie”, dernier épisode en date de la série initiée avec “Le journal de Grosse Patate”, (publié en 2004) a reçu le Grand Prix de littérature dramatique jeunesse Artcena. A cette occasion, Dominique Richard a prononcé ce discours, dans lequel il aborde son rapport à l’enfance et au monde :
Je vous remercie pour ce prix, de l’honneur que vous m’accordez, de l’intérêt que vous marquez ainsi pour mon aventure singulière. En le recevant je pense à Suzanne et à Sylvain, à Nathalie, je pense aussi à Joël ¹ et à l’enfant cachée dans l’encrier, à toutes les discussions que nous avons pu avoir ensemble sur l’écriture, à tous les auteurs que j’ai pu rencontrer, tous ceux que j’ai eu la chance de lire, tous ceux qui font vivre l’écriture théâtrale jeunesse aujourd’hui. Mais je vous remercie surtout de ce prix, que ce prix existe, qu’il mette un peu de lumière sur ce pan de la création théâtrale d’aujourd’hui.
J’ai rencontré le théâtre jeunesse par hasard, je me suis égaré dans cette forêt amusante, étrange et inquiétante et je ne m’imagine pas aujourd’hui en sortir. Ce chemin d’écriture, ou plutôt cette errance parfois, je ne l’accomplis pas seul. On n’est jamais seul quand on écrit, mais toujours plein de la présence des autres, leurs visages apparaissent toujours au détour d’une phrase, on entend souvent le son de leurs voix ou leurs éclats de rire, ils sont là, avec nous, les proches et les absents, les lointains et les disparus. Je ne peux pas tous les citer, mais je pense à eux.
Je pense à Vincent et à ses dessins qui accompagnent tous mes textes, à Madeleine, Pascale, Françoise, directrice de la collection jeunesse aux éditions Théâtrales, Jean-Pierre, Pierre, Gaëlle, Carole, toute l’équipe de cette si belle maison, les metteurs en scène qui ont monté certains de mes textes, les comédiens, les enseignants que j’ai pu rencontrer, l’OCCE, Katell, François, les universitaires, Marie, ceux qui m’ont demandé d’écrire pour eux, Patrick et Adeline, Pierre et Pascale, Robin, Jean-claude, Frédéric, la ligue de l’enseignement, tous ceux qui défendent et promeuvent cette littérature dramatique jeunesse et qui ont grandement contribué à sa naissance et son développement.
Je suis dans une situation embarrassante pour vous parler précisément de ce texte, Les discours de Rosemarie, et pour prononcer devant vous un discours. Celui qui l’a écrit se défie des discours et des puissances de la rhétorique, mais il sait aussi l’impossibilité d’y échapper.
Je ne parlerai pas de la timidité, de la colère, de la joie, de la méchanceté et de la tristesse, de la naissance du mal, je ne parlerai même pas du rire. Je ne parlerai pas du langage, de la rhétorique, du théâtre, de la sophistique. Je ne parlerai pas non plus du politique, de la démocratie, de la démagogie et de cette antique question de savoir si elle est consubstantielle ou non à la démocratie. Je ne parlerai pas non plus de la dernière campagne présidentielle, c’est dommage ça nous aurait peut-être fait rire un peu.
Je ne parlerai pas de l’année 2015, où j’ai conçu cette pièce, et de la passe historique que nous traversions. Je ne parlerai pas de l’état du monde. Je ne parlerai pas des circonstances qui ont entouré la naissance de ce texte. Je ne parlerai même pas de ces manifestations improbables, soi-disant pour tous, et de ces gens très sérieux exhibant des pancartes ridicules. Je ne parlerai pas d’un spectacle présenté au Théâtre Jean Vilar de Vitry sur Seine empêché d’être vu des enfants par l’inspection académique à cause d’une scène où un garçon déclare son amour à un autre garçon et rêve d’embrasser ses cils. Je ne parlerai pas du même texte écarté de comités de lecture. Je ne parlerai pas de cette maîtresse m’accueillant dans sa classe et m’expliquant qu’une grand-mère, découvrant ce livre dans le cartable de son petit-fils, et l’ayant lu, avait immédiatement téléphoné au maire de sa commune, qui appela aussitôt l’inspection académique, qui convoqua la maîtresse de toute urgence, de cette même grand-mère refusant de rendre l’ouvrage à la maîtresse, le brandissant au dessus de sa tête et menaçant de le brûler devant l’école. Je n’ai pas cherché à rencontrer cette grand-mère, je suis prêt à défendre mes textes absolument, contre vents et marées, seul s’il le faut et devant une foule déchaînée, mais jusqu’au feu exclusivement. Je ne parlerai pas de tous ces gens qui me disent encore que le théâtre jeunesse, c ’est toujours un peu gnan-gnan, me lancer ça à moi, qui ai presque failli être brûlé vif par une grand-mère dans les Pyrénées… Je ne parlerai pas du rêve secret qui m’a traversé d’écrire un épisode de T’choupi et les fleurs pour avoir la paix, je ne parlerai pas de mon incapacité viscérale à écrire un épisode de T’choupi et les fleurs. Je ne parlerai pas de ces débats où on m’expliquait que la censure n ’existait pas en France et que bien sûr on était absolument contre, mais que quand même dans certains cas… Je ne parlerai pas…
Vaste prétérition indéfinie, et il est bien normal qu’en cette époque un peu schizophrénique, la prétérition ne soit plus seulement une figure de rhétorique parmi les autres, mais bien la figure obligée de tout discours, et que nous devions passer notre vie à répéter que nous n’allons pas parler de ce dont nous sommes très précisément en train de parler.N’ayant donc encore rien dit, je parlerai seulement des enfants. C’est peut être l’une des plus grandes chances que nous ayons, écrivant des textes sur l’enfance, de pouvoir les rencontrer. J’en ai croisé je pense des milliers, et je ne me lasse pas de converser avec eux. Je leur raconte parfois des histoires improbables, ils me parlent d’eux, j’essaie de leur expliquer mes tentatives d’écriture, nous échangeons sur l ’intime, pas nos petites histoires personnelles, mais l’intime que nous partageons tous et qui nous est commun, ce que ça pourrait vouloir dire, vivre, et nous discutons des textes qu’ils ont lu, ce qui les a intrigué ou amusé, touché ou troublé.
Et ils font des cadeaux. Avec Vincent nous avons des centaines de dessins, de poèmes, de livres, de déclarations. Ils nous ont même offert un salon, en carton, heureusement démontable, quatre fauteuils décorés pour chacun des personnages du journal de Grosse Patate, une sculpture monumentale, de toutes les couleurs, pour mon jardin. Je ne sais pas pourquoi, les enfants sont persuadés que j’ai un jardin, ils s’imaginent, je crois, que je vis dans une sorte de château entouré d’un immense parc rempli de sculptures d’enfants. En me présentant cette œuvre gigantesque et multicolore, j’étais ce jour-là en métro et en bus, la maîtresse était très embêtée, elle s’excusait « vous n’êtes pas obligé de l’emporter vous savez, ou alors n’en prenez qu’un tout petit bout. Je n’ai pas pu les empêcher, les enfants trouvaient toujours que la sculpture était trop petite, je n’ai rien pu faire…». Les enfants créent des œuvres baroques, les enfants sont des êtres baroques. Ils plient et déplient les espaces et les temps, ils tissent les mondes, ils relient les points de l’impossible, ils découvrent les relations secrètes entre les soupières et les étoiles, les résonances mystérieuses entre les arbres et les lapins, les liens cachées entre les vitesses et les galaxies, qu’on puisse courir de toutes ses vitesses en même temps pour aller plus vite, qu’on puisse respirer le parfum des galaxies en fermant les yeux, même leur silence est bavard, même leur sérieux est extravagant, même leur retenue est exubérante.
Je n’écris bien sûr pas pour eux, ils demeurent pour moi des mystères incompréhensibles, et d’imaginer que j’ai pu moi-même, un jour, être l’une de ces énigmes insondables me plonge dans la stupeur. J’essaie seulement d’écrire par bouffées d’enfance, et de tisser le réseau des questions que nous pourrions partager, pour ressentir ensemble, dans l’oubli des âges, par delà les espaces et les temps, cette présence aux mondes par laquelle la vie cesse d’être un problème, et retrouver peut-être ce lieu incertain et presque effacé de mon enfance, où vivre redevient simplement un privilège.
Je vous remercie.
1. Suzanne Lebeau, Sylvain Levey, Nathalie Papin et Joël Jouanneau.