Là.

Texte de Catherine Verlaguet, pour La Fédération des Lucioles

La Fédération des Lucioles est une manifestation politique et poétique itinérante, initiée par Scènes d’enfance – ASSITEJ France en partenariat avec Les Tréteaux de France. Pour en savoir plus, cliquez ICI

Il a dix ans.

Il va au théâtre pour la première fois,
Il vient là, parce qu’il y est obligé, avec sa classe.
Il n’y viendrait pas si ce n’était pas dans le cadre scolaire.
En famille par exemple, il ne viendrait pas.
Le théâtre, c’est chiant lui a dit son père.
Mais il n’a pas le choix :
c’est obligatoire.

Se mettre en rang par deux, avancer, s’arrêter, avancer encore, ne pas courir, ne pas crier…
Il fait ce qu’on lui dit, par habitude,
et pour avoir la paix.
Secrètement, il pense à la vidéo sur internet qu’il a laissé en suspens ce matin et qu’il finira de regarder ce soir.

Dehors, il fait froid – il n’aime pas le froid.
Dans le bus, ça chante fort – il n’aime pas chanter.

Dans la file, à l’entrée du théâtre, ça se bouscule, ça se dispute – il n’aime pas ça non plus.
Vivement ce soir, qu’il retrouve sa tablette, et ses jeux vidéo.

Il s’installe dans un fauteuil.
La lumière va s’éteindre mais avant, la dame du théâtre rappelle qu’il faut ouvrir grand ses oreilles et ses yeux, mais pas sa bouche ; qu’il ne faut pas discuter avec ses voisins pendant le spectacle et garder ses questions pour après – après, ils pourront parler avec les artistes en bord plateau, dire tout ce qu’ils veulent…
Il n’écoute plus.
Il prévoit de dormir un peu.
Le siège est confortable,
Il fait bon.

Enfin, la salle s’éteint.

Brouhaha général, cris ; ses camarades aiment bien faire ça : le plus de bruit possible, dans le noir – il ne comprend pas pourquoi. « Chut ! Mais chuteuh ! Chut ! »

Sur scène, les lumières s’allument.
Dans la salle, le silence se fait.
Les interprètent entrent et ça commence :
un bal de corps, de lumières, de musiques, de mots…

Et il ne s’endort pas
Fasciné, hypnotisé par ce qu’il voit,
par ce qu’on lui raconte.

Peut-être que c’est l’histoire d’un enfant qui veut absolument aller au cirque depuis que son grand-père lui a dit que Grand-Mère n’était plus là, parce qu’elle avait rejoint un cirque.
Peut-être, c’est l’histoire de deux enfants qui vivent, en une seule journée, l’histoire d’amour d’une vie entière.
Peut-être, l’histoire d’un frère qui apprend que la liberté n’est pas de faire n’importe quoi, mais de choisir ses responsabilités.
À moins que ça ne soit l’histoire de filles harceleuses qui se retrouvent bien bêtes quand elles réalisent que celle qu’elles harcèlent est bien plus forte qu’elles.
Ou l’histoire d’une mère muette qui envoie sa fille sur les routes pour lui permettre d’échapper à la guerre.

En tous cas c’est l’histoire d’un enfant qui, en grandissant, devient le héros de sa propre histoire.

Qu’importe l’histoire.
Peut-être même que cette histoire n’est pas faite de mots.
Qu’il s’agit de corps dansants.
Ou seulement d’un tableau.
D’une image sur un mur blanc.
D’un concerto pour piano.
Rien ne précise exactement, dans notre histoire, ce à quoi assiste l’Enfant.
Seulement ce qu’il ressent,
intimement,
dans son corps de vivant.
Parce que ça parle de lui, là –
ÇA lui parle.

Dans son ventre, ça se réchauffe.
Et dans sa gorge, c’est doux.
Il n’est plus dans son fauteuil, là,
ne sait plus où il est, n’y pense pas,
ne pense plus –
Le temps est dissolu.
Et il est, lui, entièrement présent.

Il est ce personnage qui exprime ce pour quoi il n’a pas de mots ;
qui fait miroir à ce qu’il vit,
qui pose des émotions là où chez lui
ça brouillard
ça enfouit
ça tréfond
ça morfond
ça ne demande qu’à s’extirper,
mais ne sait pas comment.

L’Enfant reçoit, là, avec tous les pores de sa peau,
quelque chose qui fait écho.

Quand au final, le noir se fait,
et que ça applaudit et que la salle se rallume
et qu’autour de lui, ça ne se bouscule, ne se dispute, ni ne cri plus :
ÇA résonne, en lui.

C’est lui qu’on applaudit, un peu –
c’est comme ça qu’il le vit –
comme si tout un chacun applaudissait le moment partagé.

Ses yeux, deux étincelles
mêlées à celles des autres qui l’entourent,
comme un champs de lucioles sur sièges rouges,
tous ces yeux connectés à l’émotion qui les rassemble,
petits et grands, confondus.
L’Enfant reste le corps tremblant, frissonnant :
seul au milieu des autres
il est moins seul, l’Enfant.

Alors que les applaudissements cessent, la dame du théâtre revient avec les artistes qui s’assoient en bord de scène, pour discuter.

Il a envie de leur parler mais ne sait pas quoi dire.
Il a envie de dire merci. Il sait bien que les artistes ne sont pas les personnages –
pourtant, pour lui, c’est tout pareil –
et ces artistes sont, à tout jamais, gravés dans sa mémoire.

Parce qu’il est ému, l’Enfant pense à ce qui l’a traversé, à ce qu’il a aimé, ce avec quoi il est d’accord, ce qu’il n’a pas compris, ce qu’il ne trouve pas juste, qui l’a mis en colère…
Ses pensées courent plus vite que la lumière.
Lui d’ordinaire si discret a soudain mille choses à dire –
et même si les mots lui manquent il fait en sorte d’en trouver quelques-uns – il dit : « Alors ça veut dire que
j’ai le droit d’être heureux, moi aussi ? »

Et puis…
Remettre son écharpe, son bonnet, en rang par deux…
Mais tout ça n’a vraiment plus d’importance.
Car l’Enfant emporte avec lui son émotion
et cette conviction intime qu’il a le droit à la parole, à la pensée
– que sa voix compte, parmi les autres,
et que ce qu’il vit, et surtout comment il le vit, lui appartient.
Et à ce titre, heureux,
il l’est déjà un petit peu.

23 septembre 2024
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